Critique de cinéma : de la passion à l'action - Entretien avec Philippe Rouyer
- Mathilde R
- 4 oct. 2023
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 sept. 2024
3 Octobre 2023 - Mathilde Raison
Si faire de sa passion son métier est un rêve pour une majorité, le monde du travail tend pourtant à le faire apparaître comme irréalisable. C'est l'obstacle qu'a rencontré Philippe Rouyer à ses débuts. Il nous explique dans cet entretien son parcours, ses échecs et réussites qui l'ont amené à devenir un critique de cinéma reconnu.
Expliquez-nous d´où vous venez et comment vous est venue cette passion pour le cinéma.
Je suis né en 1964 et originaire de Soyaux en Charente, Philippe Rouyer, et suis fils de fonctionnaires à la préfecture d'Angoulême. Ma passion pour le cinéma a débuté à mes 6 ans par le visionnage de la Belle au Bois Dormant. Ce film a également signé le début de mon attrait pour l'horreur au cinéma : cette méchante charismatique et ambiguë m'a marquée, et notamment l'idée que l'incarnation du mal pouvait être belle. Cela m'a longtemps fait réfléchir.
Difficile en revanche de satisfaire cette passion naissante dans un petit village avec seulement neuf écrans à disposition. J'ai passé mon adolescence à dépenser mon argent de poche dans les séances et à convaincre mes parents d´aller au cinéma pour qu'ils paient ma place. Le film de Kubrick, 2001, l´Odyssée de l'espace qui, s'il n'était pas parvenu à séduire mes parents, m'est apparu alors comme un chef d'œuvre et a achevé de me convaincre : je voulais devenir critique de cinéma et défendre les films qui, pour moi, le méritaient.
Quelle formation avez-vous suivie pour en arriver là ?
A l'époque, il n'y avait aucun parcours prédéfini. Mes parents ont voulu se renseigner et ont contacté la rédactrice en chef de Télérama. Celle-ci a simplement répondu que c´était une mauvaise idée et que je devais changer d'orientation. Heureusement, mes parents m'ont toujours soutenu dans mon projet. A défaut d'une formation à proprement parler, je me suis intéressé au travail de Michel Simon, qui est devenu par la suite mon mentor. Je voulais intégrer la rédaction de Positif, premier mensuel à s'intéresser à l'horreur et pour lequel le grand critique écrivait aussi. Je me suis tout d'abord initié en lisant des revues et en écoutant des émissions radios. C'est en forgeant que l'on devient forgeron : j'écrivais donc sur tous les films que j'avais l'occasion de voir. Je me suis aussi directement adressé aux critiques que j'ai pu croiser : je les harcelais jusqu'à ce qu'ils me donnent des réponses.
Ma pratique de la critique a pris une nouvelle ampleur lorsque, profitant de l'essor des radios libres, j'ai obtenu un créneau d'une heure durant laquelle je donnais mon avis, faisait intervenir des collectionneurs et diffusait des musiques de films : je l'avais appelée Cinéma à la clef.
Enfin, j'ai envisagé une formation littéraire. J'ai donc intégré une hypokhâgne à Poitiers, un cursus trop exigeant qui m'a poussé à intégrer une licence à l'Institut français de la Presse. La préparation des concours des écoles de journalisme s'est soldée par un échec cuisant. Je m'ennuyais et pris le parti de me consacrer à mon émission de radio, relancée sous le même nom mais cette fois sur les ondes parisiennes.
J'ai ensuite embrayé sur un DEA d'histoire du Cinéma, une formation qui me correspondait davantage. Je voyais environ 2 films par jour à cette époque et tâchais d'épargner mon budget un maximum en jonglant entre les séances matinales et les projections de presse. J'étais devenu un résident journalier des salles de patrimoine et des médiathèques, j'essayais de tout voir et d'écrire sur tout. J'ai fini par rédiger une thèse que je comptais publier.
Quels moyens avez-vous employés pour vous permettre, financièrement, de supporter votre passion et ainsi vous professionnaliser ?
Grâce à mon émission radio (Cinéma à la clef), j'ai pu obtenir la carte verte destinée aux critiques de cinéma, leur donnant un accès gratuit à toutes les séances dans tous les cinémas de France, ce qui a définitivement changé la donne. Cette carte n'est pas délivrée automatiquement, il faut attester d'un certain nombre de publications (ce que je pouvais faire grâce à mes articles dans le Positif) qui doivent être validées par l'éditeur. Un nombre limité de cartes est attribué à chaque rédaction, étant le seul dans ma radio, j'en ai naturellement bénéficié.
Ma thèse, qui était dirigée par Claude Beylie - alors président du Syndicat de la critique du cinéma et fondateur de la cinémathèque universitaire - a eu la chance d'être publiée deux mois après ma soutenance. Mon travail sur le débordement du sous-genre de l'horreur sur le cinéma traditionnel avait, visiblement, beaucoup plu. On m'a laissé deux mois pour me débarrasser des rubans universitaires et la rendre plus digeste. J'étais alors étudiant et en joignant plusieurs activités je parvenais à gagner l'équivalent d'un petit SMIC, mes parents n'avaient plus besoin de m'aider financièrement, ce qu'ils avaient fait jusqu'alors pour me permettre de me concentrer sur mon objectif (ce dont je suis très reconnaissant).
Comment procédez-vous pour rédiger votre critique ?
Au départ, j'écrivais mes articles à la main et sur des feuilles volantes. Puis, quand j'ai pu en avoir une, je les tapais à la machine une fois satisfait de mon travail. L'ordinateur m´a ensuite permis de travailler sur un seul et même support puisque je pouvais me reprendre autant de fois que je le voulais. Je ne prends jamais de notes durant mon premier visionnage, pour être sûr de ne rien rater. Puis je le regarde une seconde fois, crayon en main. J'ai également mis un point d'honneur à me constituer une excellente bibliothèque : je voulais pouvoir avoir accès à n'importe quel film au moment exact où j'en avais besoin. Il est primordial de vérifier ses impressions et on ne peut le faire sérieusement qu’en visionnant à nouveau certains passages. Aujourd'hui, je dispose d'une filmothèque d'environ 9 000 titres.
Comment vous êtes-vous inséré dans le monde de la critique cinématographique ?
C'est en intégrant ma licence de journalisme que j'ai appris que Michel Simon donnait des cours d'histoire du cinéma auxquels j'assistais en auditeur libre. J'ai rendu mes premiers travaux et obtenu assez vite un rendez-vous pour en rediscuter. Après plusieurs reprogrammation, j'ai été convié à une projection de presse pour Notre mariage par Valeria Sarmiento. Film génial mais sans personne pour écrire dessus. Michel Simon m'a confié la rédaction de l'article à rendre sous une semaine. Ce papier a marqué mon entrée dans le mensuel Positif que je rêvais d'intégrer et dont je suis toujours membre.
A mon arrivée à Positif, j'avais conscience que le succès d'un seul article ne garantissait pas ma place dans la rédaction. J'ai été impressionné au départ - la plupart des membres étaient arrivés au n°13 du mensuel, moi je débarquais au n°285 - mais j'ai été assez bien accueilli et surtout soutenu par Michel Simon qui m'avait permis de faire mon entrée. Le plus dur a été de trouver une pige qui payait bien. Le Positif partageait et partage encore les revenus entre tous ses collaborateurs, mais ceux-ci restent trop maigres pour compter uniquement dessus. La critique, et davantage peut-être la critique d'art, reste un milieu très compétitif. C'est donc avant tout une question de réseau et d'opportunités.
J'ai ainsi intégré des rédactions où les articles que je produisais me convenaient moins, mais me permettaient malgré tout de subvenir à mes besoins et de financer les travaux qui me tenaient le plus à cœur. Je devais passer environ deux semaines par mois uniquement pour faire de l'argent, le reste, c'était surtout pour le plaisir.
Avez-vous déjà envisagé de basculer du côté de la réalisation ?
Non, même si mes parents ont envisagé la possibilité que je devienne acteur ou réalisateur, cela n'a jamais été mon ambition. Je pense qu'il y a deux catégories : les critiques qui sont contents de l'être, et ceux qui aspirent à autre chose et se servent de la profession comme tremplin. Il y a une grande différence entre appréhender un objet d'art et en être l'auteur : vous pouvez être un grand expert de Sixtine, mais vous ne serez jamais Michel-Ange. En critique, il ne suffit pas d'avoir des choses à dire mais de connaître la manière de le faire. Je voulais dire du bien des films que je voyais, les défendre et pas seulement les attaquer, bien que cela soit parfois nécessaire.
Vous êtes aujourd´hui le président du Syndicat de la critique du cinéma et des films de télévision, que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
Il faut savoir que ce Syndicat fonctionne davantage comme une association que comme un véritable syndicat, au sens politique du terme. L'objectif est de se regrouper pour pouvoir venir en aide aux plus faibles d'entre nous, de défendre la profession et une certaine déontologie. Je regrette d'ailleurs que cette dernière se soit perdue avec le temps et notamment avec le caractère très commercial que peut parfois prendre - et que l'on nous force à prendre, nous, critiques d'art - la critique dans le monde médiatique. A mon sens, l'argent ne devrait être en aucun cas le moyen de s'offrir une bonne critique. Je suis pour la critique juste. Une critique qui défend et sait dire autant de bien que de mal. Qui est capable de transmettre un avis argumenté et personnel en somme.
A ce sujet, que diriez-vous de la place de la critique dans le monde médiatique actuel ?
Pour moi il s'agit surtout de trouver un équilibre entre la critique des œuvres actuelles et les œuvres patrimoniales. Ceux qui restent le nez sur le guidon de l'actualité se flétrissent. Il faut savoir regarder ailleurs et ne pas s'enfermer dans la critique négative, varier les approches et les sujets.
Je dirais également que les médias actuels permettent une polyvalence qui me donne l'occasion de vivre de ma passion. Le passage à une émission sur télévision (Le Cercle - Canal +) permet également une reconnaissance et donne la possibilité d'augmenter les tarifs.
Cette médiatisation m'a notamment permis d'animer de nombreuses séances de cinéma et de fournir du contenu, par exemple, sur les bonus de DVD où l'analyse critique du film est souvent bienvenue.
Le nouveau rapport instauré par le numérique et la multitude de contenu disponible gratuitement révèlent également un changement de statut pour les jeunes critiques qui arrivent sur le marché. Bien souvent leur travail est uniquement bénévole. Le peu de rédactions qui tentent de rémunérer leurs collaborateurs finissent par disparaître. Et cela ne s'est pas arrangé avec la crise du papier qui a précédé la guerre en Ukraine : le Positif, publié en kiosque tous les mois, en a également beaucoup souffert. L'impact sur de petites rédactions indépendantes est donc assez facile à imaginer.
Pour terminer, avez-vous une recommandation de film, sorti récemment, à faire ?
J'aurais deux recommandations : Le règne animal, vrai film de genre français comme on en attend depuis longtemps et qui sera en salle le 4 Octobre. Le rapport à l'autre, à la transmission sont pleinement explorés dans une atmosphère de pandémie mondiale. Je conseillerais également un film de patrimoine : Le voyage de la peur. Premier film réalisé par une femme à Hollywood et inspiré d'un serial killer qui a réellement existé. Je parle de ce film dans le dernier épisode du Cercle que je vous invite à visionner puisqu'il est disponible gratuitement en ligne.
Sources :
Photo de couverture - https://m/wikidata.org/wiki/Q101095195 (Mauvais Genre)
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